Rodolphe Audette, 5e président de la Banque Nationale, devant le Tribunal de l’histoire

Rodolphe Audette, 5e président de la Banque Nationale, devant le Tribunal de l’histoire

Nos livres d’histoire sont presque muets sur la vie de Rodolphe Audette, 5e président de la Banque Nationale, de 1896 à 1921. Il s’il en va ainsi, bientôt l’histoire aura oublié à tout jamais l’héritage de cet homme qui, au milieu du 19e siècle, avait quitté  le petit village de Beaumont pour devenir une des personnes les plus en vue au Québec de l’époque. La ville de Lévis décidera le 26 août prochain de la demande en démolition d’une belle et prestigieuse demeure que le banquier Audette s’était fait construire en 1910 sur la falaise de Lévis, devant le panorama de Québec. Retraçons les origines de Rodolphe Audette, établissons sa contribution au développement économique du pays, et rappelons les critères que devra considérer le comité de démolition de Lévis dans sa prise de décision.

 La Maison Rodolphe Audette et la vue sur Québec

La Maison Rodolphe Audette, dans ses beaux jours. À remarquer la galerie et le fronton néo-clasique supportés par des doubles colonnes
La maison Rodolphe Audette vers 1910, dans ses beaux jours. À remarquer la galerie et le fronton néo-clasique supportés par des doubles colonnes
La maison Audette, en instance de démolition, avril 2014
La maison Audette, en instance de démolition, avril 2014
À partie de la maison Audette, vue de Québec et de l'édifice Thibaudeau
Vue contemporaine sur Québec, Place de Paris et  l’édifice Thibaudeau, coin inférieur gauche
Vers 1905,  Québec et l'activité maritime sur le Saint-Laurent
Vers 1905, Québec et l’activité maritime sur le Saint-Laurent

Un garçon de Beaumont aux origines écossaises et canadiennes

Rodolphe Audette, né en 1843 à Beaumont, était le fils de Flore Fraser et de Jean-Léon Audette. Flore Fraser était la petite fille de Hugh (Augustin) Fraser, un soldat écossais du  78e régiment des Fraser Highlanders. Le 78e régiment participa à la bataille des Plaines d’Abraham et celle de Sainte-Foy. Cantonné à Beaumont en 1761, Hugh s’était épris de Françoise Adam, une des filles d’un notaire local. En 1763, Fraser obtint du général Murray la permission de se marier à la demoiselle de son coeur.  L’historien Benjamin Sulte dira plus tard : Ce sont les Écossais qui ont gagné le cœur du Canada, et ce sont les Canadiennes qui ont gagné le cœur des Écossais ». Hugh Fraser s’était établi comme cabaretier, négociant  et marchand. Il acheta, loua et revendit des terres. La génération suivante fut active dans le négoce et le commerce.

L'église de Beaumont, ou se sont mariés Françoise Adam et Hugh Fraser,
L’église de Beaumont, ou se sont mariés Françoise Adam et Hugh Fraser, et ou  furent baptisés plusieurs descendants, dont Rodolphe Audette

À la troisième génération, Thomas Fraser, frère de Flore Fraser, solidement établi à Pointe-Lévy, voulut encourager l’éducation des jeunes Canadiens. Pour  l’établissement d’un collège, il donna en 1851 un terrain de 80 000 pi.c.,  dont la valeur actualisée s’élèverait  $ 1,25 million. Une condition essentielle associée à ce don fut : « que le collège fournisse et donne l’instruction et le logement à un enfant de sa famille pour toujours et aussi longtemps que le collège existera ». Rodolphe Audette aura-t-il bénéficié de la générosité de son oncle Thomas? C’est à voir.

Le collège de Lévis
Le collège de Lévis en 1853. Derrière le jeu de balle, une vue sur la terre de Thomas Fraser, sur le Saint-Laurent et Beauport

Le collège de Lévis était alors tenu par les Frères des Écoles Chrétiennes. Leur engagement était de former des jeunes garçons pour leur permettre d’occuper des emplois dans le commerce, l’industrie et l’agriculture. Si Rodolphe Audette fréquenta le collège, ce fut peu de temps après l’ouverture, bien avant Alphonse Desjardins, né en 1854.

À la recherche d’un emploi

Le 10 décembre 1862, à l’âge de 18 ans, Rodolphe Audette offrit ses services à Thibaudeau et Cie, l’un des principaux marchands de Québec  : « Ayant entendu dire qu’il y a une place de commis comptable vacante dans votre établissement, et désirant me procurer une situation, je prends la liberté de vous offrir mes services et j’ose me flatter qu’avec un peu d’expérience, je serai capable de remplir la place à votre entière satisfaction. »  Il est tout à fait probable que son offre de services fut accueillie peu de temps après car la lettre qu’il avait adressée fut plus tard retrouvée dans les dossiers de l’entreprise.

La
Offre de services à Thibaudeau & Frères par Rodolphe Audette le 10 décembre 1862. (Source: Archives de Rodolphe Audette, arrière-petit-fils de Rodolphe Audette et d’Élise Morency)

 Rodolphe Audette et Élise Morency se sont mariés à l’église Notre-Dame de Lévis le 14 mai 1867. Élise était née à Beaumont. Sa mère était Caroline Robitaille, mariée en seconde noce à Thomas Fraser.

En résidence l’hiver dans le Vieux-Québec, l’été à Lévis

Le répertoire des adresses de Québec en 1867 indique que  Rodolphe Audette et sa jeune épouse demeuraient au 37½, rue Richelieu. Cinq ans plus tard, il est décrit comme comptable dans le répertoire.  Successivement, les Audette ont demeuré rues D’Aiguillon, Couillard, Saint-Jean, pour finalement prendre logis en 1889 au No 1, rue Collins (auj. rue de l’Hôtel-Dieu), à la jonction avec la rue Charlevoix, devant la Chapelle de l’Hôtel-Dieu.

La chapelle et l'entrée du monastère des  soeurs Augustines, rue Charlevoix
La chapelle et l’entrée du monastère des soeurs Augustines, rue Charlevoix
De 1893 à 1921, en résidence à 1, rue Collins (de l'Hôtel-Dieu)
De 1893 à 1921, en résidence à 1, Collins, rue qui conduisait de la rue Saint-Jean à l’ancienne entrée de l’Hôtel-Dieu, rue Charlevoix

Une résidence d’été à Lévis

En 1891, au décès de Thomas Fraser, les Audette héritèrent du domaine que l’oncle occupait sur la falaise de Lévis depuis 1837. Et c’est là qu’en 1910, il se fit construire une grande maison de prestige pour lui servir de résidence d’été afin de profiter en famille d’une vue exceptionnelle sur le Vieux-Québec  et le fleuve Saint-Laurent.

La progression fulgurante d’une carrière chez Thibaudeau et Frères

 On peut lire dans la biographie d’Isidore Thibaudeau, président de Thibaudeau et Frères, que Rodolphe Audette avait d’abord été commis, puis comptable. Les grands-parents de Thibaudeau avaient été chassés d’Acadie en 1755. Animé par un esprit d’entreprise hors du commun, il fonda vers 1850 une maison de commerce qui devint l’une des plus importantes au pays. En 1860, Thibaudeau était un des francophones les plus riches de Québec. Il valait entre 150 000$ et 200 000$ (auj. 7 millions), une fortune si l’on considère que le salaire d’un journalier était sous un dollar par jour.  L’activité principale de l’entreprise était l’importation et le commerce de nouveautés en gros, avec antenne à Manchester, et entrepôts à Québec et  Montréal. Vers 1885, Rodolphe Audette s’était mérité la pleine confiance de son patron. Thibaudeau le nomma d’abord commis en chef. Il en fit par la suite son actionnaire associé.

L'édifice Thibaudeau, bordant Place de Paris
L’édifice Thibaudeau et Frères, construit en 1880 et agrandi en 1894 par Rodolphe Audette
L'édifice Thibaudeau
La batterie Dauphine,  Place Royale, l’édifice Thibaudeau et le Louis Jolliet
Le traversier ''South'' et l'édifice Thibaudeau & Frères, dominant la basse-ville
Le traversier  »South » et l’édifice Thibaudeau & Frères, dominant la basse-ville

Rodolphe Audette, à la Banque Nationale et chez Thibaudeau & Frères  

En 1859, Isidore Thibaudeau avait été l’un des fondateurs de la Banque Nationale avec Ulric-Joseph Tessier, Guillaume-Eugène Chinic,  Olivier Robitaille, Cirice Têtu, Abraham Hamel, Octave Crémazie, François Vézina et Hector-Louis Langevin. Thibaudeau occupa la présidence de la banque de 1879 à 1889. Il conserva un siège au conseil jusqu’à son décès survenu en 1893. L’année suivante, Rodolphe Audette entra au conseil de la banque. En 1896, il accéda à la présidence. En 1900, la banque chapeautait 20 succursales dans l’est de la province. Audette occupa la présidence sans interruption jusqu’à son décès en 1921, un total de 25 ans. Au commencement, la Banque Nationale réfléta ainsi le dynamisme d’entrepreneurs de différentes origines nationales. Pendant ses années à la présidence, Rodolphe Audette continua de diriger les activités de Thibaudeau & Frères dont l’entrepôt était situé à une centaine de pas du siège de la Banque.

En 1900, les dirigeants de la Banque Nationale, au centre, Rodolphe Audette, président
En 1900, les dirigeants de la Banque Nationale. Au centre, Rodolphe Audette, président
Premier billet de la Banque Nationale, 28 avril 1860
Premier billet de la Banque Nationale, 28 avril 1860
L'édifice de la bBanque Nationale
L’édifice de la Banque Nationale, rue Saint-Pierre, construit en 1893. À remarquer, comme pour la maison Audette, le balcon d’entrée, soutenu par des doubles colonnes.

Le jugement du Tribunal de l’histoire et les critères de la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme

La maison d’été que Rodolphe Audette s’était fait construire en 1910 constitue le seul héritage tangible qui nous rattache à la présence de cette personnalité dans le monde du commerce et de la finance québécoise et canadienne entre 1890 et 1920. Rodolphe Audette a joué un rôle clé dans l’histoire de notre développement économique. Les trois membres du comité de démolition de la ville de Lévis, formant en quelque sorte un Tribunal de l’histoire, doivent décider en fonction des critères stipulés dans la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme :

   1. Critères obligatoires

  • l’état de l’immeuble visé par la demande
  • la détérioration de l’apparence architecturale
  • du caractère esthétique ou de la qualité de vie du voisinage,
  • le coût de la restauration,
  • l’utilisation projetée du sol dégagé et tout autre critère pertinent

   2.  Tout autre critère pertinent (LAU 148.0.10., paragraphe 5)

  • les motifs de la démolition ;
  • l’état de l’immeuble visé par la demande ;
  • les caractéristiques architecturales du bâtiment, ses qualités intrinsèques et extrinsèques ainsi que les qualités de vie du milieu environnant;
  • le potentiel de restauration et de recyclage de l’immeuble;
  • l’utilisation projetée du sol dégagé incluant l’aménagement du terrain ;
  • le préjudice causé aux locataires, s’il y a lieu ;
  • les besoins de logement dans les environs, s’il y a lieu ;
  • la possibilité de relogement de locataires, s’il y a lieu ;
  • la valeur historique et patrimoniale de l’immeuble et de son secteur;
  • la fonction et l’utilité de l’immeuble pour l’intérêt de la collectivité;
  • la rareté et l’unicité de l’immeuble ;
  • la cohérence ou non avec les règlements sur les PIIA relatifs aux secteurs d’intérêt patrimonial et aux bâtiments de grande valeur patrimoniale ;
  • la protection ou la reconnaissance de l’immeuble en vertu d’une loi provinciale ou fédérale ;
  • l’admissibilité de l’immeuble à un programme d’aide à la restauration ou à la rénovation ;
  • l’importance urbanistique de l’immeuble dans son contexte historique ;
  • Les fondements du développement durable ;
  • Tout autre critère jugé pertinent par le comité ;

Conclusion

Il y a suffisamment de critères dans la Loi sur l’aménagement et l’urbanisme pour permettre au comité de démolition de Lévis de se prononcer objectivement contre la demande en démolition de la Maison Rodolphe-Audette et ainsi donner aux gouvernements locaux et supérieurs l’occasion de prendre leurs responsabilités à l’égard de cet important élément de notre patrimoine québécois et canadien.

Yvan-M. Roy

Lévis, 16 août 2014

ET:                              Lévis, le 24 janvier 2017

5 commentaires sur « Rodolphe Audette, 5e président de la Banque Nationale, devant le Tribunal de l’histoire »

  1. Bonjour! Je connais un très jeune descendant de Rodolphe Audette qui s’intéresse à sa généalogie. J’ai bien hâte de partager avec lui ces informations! Merci!

    1. Vous pouvez lui transmettre que la situation de la Banque Nationale en 1921 a pesé très lourd sur la santé de son ancêtre, entraînant son décès en 1921. La situation périlleuse ayant été causée par des prêts aux industries financées au cours de la guerre 1914-18. Le premier ministre Taschereau à l’époque a évité la banqueroute de la BN en favorisant la fusion des actifs et le passif de la BN avec ceux de la Banque d’Hochelaga pour ainsi former la Banque Canadienne Nationale en 1924. La garantie fournie par Québec pour supporter les créances de la Banque Nationale fut de 15 M, soit 230 M en dollars courant. L’acte de fusion indiquait que le conseil d’administration serait composé de 2 directeurs de Québec, et de 5 autres de Montréal. Pendant les quelques années 10 années suivantes, le conseil s’est réuni mensuellement à Montréal, et les deux administrateurs de Québec furent le fabricant Georges-Élie Amiot et le marchand Amable-Napoléon Drolet. Ce dernier était mon arrière-grand-père et je présume qu’il a fait affaire avec la BN alors que Rodolphe Audette en était le président. Y.-M. Roy

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