La Reniée
Ce que je suis n’a pas de valeur et j’en ai honte. Ce qui fait qui je suis et personne d’autre, je l’élimine. La place que j’occupe dans le monde et que personne d’autre ne peut occuper, je n’en veux pas. Vous pouvez l’investir.
Ce qui vient d’ailleurs, c’est mieux. C’est digne d’intérêt, c’est beau et ça a de la valeur. Je le prends, je l’imite et je le fais mien. Ainsi, je finirai bien par devenir quelqu’un. Ou du moins en avoir l’air.
Ce qui me rend unique, je le détruis, parce que ça n’en vaut pas la peine. Mettre en valeur ce que je suis, non merci, sans façon. Ma singularité, mon originalité, mon unicité, ce qui dit d’où je viens, ma mémoire, le long chemin qui m’a menée jusqu’ici, je le repousse du revers de la main et je le méprise. Même si je suis là depuis très longtemps, depuis le tout début de notre arrivée ici.
Je veux être moderne, proactive, à la mode, innovante, lucrative. Je me pare de verre, de lustre, de PVC, de trompe-l’œil, de faux-finis. Les vieilles pierres, c’est sale. C’est plein de poussière grise et de fantômes. Je balaye tout pour vous. Venez investir. Il reste encore quelques vieilles pierres sales? Je m’en occupe, je collabore. Pour vous je fais place neuve, place vide.
La place que j’occupe, je n’en veux pas. Vous pouvez l’occuper comme bon vous semble. J’aime l’état d’occupation, comme en temps de guerre. Ou de colonisation. Plus ça rapporte de l’argent plus ça a de valeur. Venez donc m’investir que j’existe enfin.
La partie de moi qui résiste encore, je l’ignore. Je ne l’entends pas. Je la bâillonne. De toute manière, ils ne comprennent rien à la modernité. Ils s’imaginent encore que pour donner un sens au chemin, il faut savoir d’où on vient. Ils croient que nos jeunes ne sauront pas vers où aller parce que nous ne reconnaissons pas d’où ils viennent. Balivernes.
Moi? Je suis la grande Ville de Lévis. Mon cœur est l’ancienne Ville d’Aubigny : le Vieux-Lévis, première porte d’entrée et de peuplement de la Rive-Sud par nos ancêtres depuis les années 1600. Mon épine dorsale est la Côte-du-Passage, fenêtre ouverte sur le fleuve et l’autre rive, ma sœur Québec. Nous avons le même âge. Si elle s’en souvient, moi, je l’ai oublié.
Lundi le 2 avril dernier, le conseil de ville de Lévis a approuvé la demande de démolition du premier des quatre bâtiments du noyau historique de la Côte-du-Passage pour lesquels un promoteur a présenté, comme projets de remplacement, des complexes de condos de luxe avec vue (forte volumétrie, forte densité d’occupation, forte rentabilité). Il s’agit du plus ancien de ces bâtiments, la maison rouge (la maison Davies-Ramsay, encore en bonne santé de structure), témoin unique datant de 1830 et qui origine des débuts de la Ville d’Aubigny. Les appels et les démarches des citoyens du Vieux-Lévis, depuis les deux dernières années, ont été ignorés.
Le Vieux-Lévis est en deuil.
Que reste-t-il comme tribune pour nous faire entendre?
Si quelqu’un le sait, dites-le nous. Ici, chez nous, on nous ignore.
Comme collectivement, au Québec, quand on tente de discuter de nos choix de société, nos élus nous ignorent. Comme au Canada, quand on choisit d’investir dans le développement de l’industrie maritime, on ignore le Québec et son plus ancien chantier naval du pays.
Christine Belley,
citoyenne du Vieux-Lévis
Pour mieux comprendre, prenez le temps de visiter ce blogue.